MICHÈLE CIRÈS-BRIGAND
Bâtir le vêtement de mémoire
« Tout droit, en sortant de la gare, rejoindre la place St Cyran. Plutôt que de prendre la rue Grande, sur la droite, je fais l'erreur de partir sur la gauche, dans la rue Bertrand. Quelques pas, au ralenti, pour retrouver mon chemin. L'occasion de faire une escale au « Petit Bouchon », qui sert une blanquette de veau. J'ai faim. Je pourrai ainsi vérifier une fois de plus que la blanquette de ma grand-maman est sans égale... »
(Carnets de Stéphanie. Extraits)
Une méthodologie paradoxale
Par certaines de ses approches, la scène contemporaine de l'art a su faire sienne une des méthodes scientifiques les plus paradoxale : la sérendipité, soit l'art de trouver une chose en partant sur les traces d'une autre. Pasteur lui-même valorise la sérendipité comme méthode heuristique. Il la définit comme étant la disposition d'esprit du chercheur qui saura reconnaître un phénomène inédit, non encore encadré par des pré-requis théoriques. La sérendipité est la force du découvreur, qui fait mentir le principe selon lequel on ne trouverait, finalement, que ce que l'on cherche. De Francis Alys à François Daireaux, jusqu'aux artistes de la dérive et de la marche, cet élan de la recherche ouvre les portes d'un art expérimentateur, le plus souvent multi-supports et multimédia, pour lequel la question de la restitution de l'expérience est parfois complexe.
C'est en faisant défiler les photographies qui devaient me servir de support mémoriel à la visite réalisée en compagnie de Michèle Cirès-Brigand dans les méandres du Musée Bertrand de Châteauroux, que l'évidence s'est imposée. Couloirs, escaliers, portes étroites, fenêtres à meneaux ouvrant sur des perspectives plantées de buis, vestibules et grands salons, tracent une spatialité anachronique et fragmentée que mon regard a mille fois ponctué des petites ballerines rouges trottinant sur les lattes craquantes du parquet ciré. Si bien qu'il me devient difficile de décider si le déploiement de l'œuvre relève de la déambulation labyrinthique, de la démultiplication des récits et anecdotes, d'une collecte photographique ou graphique, d'un art du triage et de l'inventaire, d'une maîtrise de la légende et du jeu de piste, d'une pratique de l'incrustation et du montage, d'un savoir-faire de couturière de Patchwork, ou de tout cela à la fois. En s'accordant le loisir du détour et de l'errance, pouvant parfois aller jusqu'à l'égarement dans l'impasse d'une réserve, M. Cirès-Brigand place sa recherche sous le signe d'une sérendipité quasi scientifique, qui l'ouvre sur l'imprévisible. L'œuvre y gagne une dimension transversale, capable d'opérer des raccourcis entre les époques, les genres, ou les médiums.
La quatrième dimension du contenant
Quand il part sur les traces d'un art anti-rétinien, Marcel Duchamp appelle de ses vœux une énergie capable de mettre en œuvre une quatrième dimension qui se déploierait entre la troisième dimension de l'objet et la deuxième dimension de l'image. Une telle quatrième dimension, caractéristique d'une entité charnière, travaille à défaire toutes hiérarchies, afin de rendre indécidable la distinction entre un dedans et un dehors, un haut et un bas, un grand et un petit. A l'inverse, il part sur les traces d'un art de tous les transferts, que Michèle Cirès-Brigand rêve à sa manière comme une déambulation multidirectionnelle dans une architecture imaginaire, demeure, musée, mais également château, ou ville d'enfance. Toute enceinte faisant contenant, la fluidité de la dérive fonctionne alors comme une maïeutique qui laisse apparaître des fragments de mémoire, comme autant d'ilots d'un archipel. C'est dans cet esprit que la vidéo « Mon beau château » a fonction de mode d'emploi, incitant à un vagabondage à travers la mémoire du lieu. Monter, descendre, parcourir, s'arrêter, sont autant d'antidotes à la désorientation qu'implique d'ordinaire une esthétique du fragment. C'est moins une cartographie qui s'offre au parcours, qu'un diagramme à x dimensions, capable de déjouer les cloisonnements trop rationnels du temps et de l'espace.
Croisée au détour d'un couloir, la photographie du fronton de « La salle des ventes » municipale revient en mémoire. Elle évoque un cœur aimanté de la ville, vers lequel convergeraient toutes les particules errantes d'une mémoire collective diffractée, avant de mieux être redistribuer à l'échelle des désirs individuels. Si bien que, du parcours dans la ville depuis une maison d'enfance à une autre, au choix du musée municipal comme site d'intervention, au « Château » ou à la « Salle des ventes », il s'agit toujours de tracer les frontières d'un enclot fini, au cœur duquel la déambulation labyrinthique ouvre sur l'infini. Le tout de la mémoire se réveille dans la partie du territoire traversé, donnant ainsi à éprouver une quatrième dimension du souvenir.
Véritable emblème de cette architecture imaginaire, faisant contenant à une circulation sans finalité qui nous porte d'une escale de la réminiscence à sa suivante, la « Volière de Napoléon » ouvre la visite et apostrophe le visiteur. Imposant sa structure ornementale, elle diffuse alentours les charmes de sa transparente vacuité. Véritable exosquelette de toutes les fuites, les échappées, les escapades rêveuses du prisonnier, elle pose dès l'entrée l'hypothèse d'un infini du dedans, d'une libération sous contrainte, d'une mobilité immobile. Déposée comme une soucoupe volante dans l'arrondi des fenêtres, la « Volière » vide appelle le regard par-delà la trouée du jardin, en direction du souffle de vent qui emporte les motifs du papier peint.
Stratégies d'enfance
On s 'aperçoit rapidement que, plutôt que de se prendre aux pièges d'une mémoire mélancoliques, le territoire déployé par les propositions de Michèle Cirès-Brigand a quelque chose de ce jeu graphique de l'enfance, que nous avons tous savouré en silence, suspendu à la révélation d'une figure dissimulée dans une constellation de points à relier. Même s'il s'agit d'une proposition faite au visiteur de laisser apparaître un graphe prétexte, celui que l'artiste trace pour nous au cœur d'une collection, s'impose rapidement la nécessité de tracer pour nous-même les segments manquant du canevas. Sur le modèle du schéma qui dessine sur la carte de la ville les sinuosités induites par les déménagements successifs de la famille, nous bâtissons d'escales en escales la trame du récit manquant, afin de neutraliser le vertige de la diffraction. Chaque étape prend alors sa place dans une constellation plus vaste, fonctionnant ainsi comme un repère rassurant. Si bien que, renouant avec les réflexes de l'enfance, le visiteur se laisse gagner par le mouvement ludique de la quête qui répond à l'anxiété. Le vertige affolant de la fragmentation s'efface, se faisant moteur d'une aventure riche d'énigmes, de rebondissements, de récits et d'inventions.
La mise en place du « Cabinet de curiosités » reverse cette énergie positive que nous conservons de l'enfance de la maîtrise du « vaste monde » dans une esthétique de l'inventaire et de la vitrine. Véritable microcosme, la vitrine fonctionne comme un petit théâtre capable de repriser un récit parcellaire. Tantôt la collection fait office de réservoir à figurines signifiantes : l'armée des oiseaux, les coquillages exotiques, le cailloux porte-bonheur rapporté d'un pèlerinage à Lourdes, ou encore l'agneau à deux têtes. Tantôt, au contraire, le réservoir se fait lacunaire, incapable de parfaire le tissage narratif. Qu'à cela ne tienne : la magie de l'art remplit justement cette fonction de reprise, maille à maille, du lainage qui s'effiloche... Les fragments de poteries coptes et antiques faisant pendant aux tuniques de papiers sont là pour bâtir un vêtement de mémoire sans accrocs. Reliques fictives réalisées par l'artiste, elles procèdent comme l'aiguillage d'un train qui embarque les voyageurs sur des chemins de traverses. Se faisant, elles insistent sur leurs délicatesses, leurs préciosités, leurs singularités. Elles incarnent la puissance inventive du détour.
Mais tout autant, il faut noter que cadres, tuniques, ou encore vêtements de la série des "Proust", travaillent du côté de la miniaturisation du monde. Comme si la pente rassurante de la mémoire était à jouer du côté du changement d'échelle du microcosme. Confronté à la menace de diffraction induit par un monde trop vaste pour être appréhendé d'un même mouvement, l'enfant joueur aime à modifier l'échelle du territoire. L'archipel de l'univers se fait alors microcosme, et de la menace de perdition, il devient possible de passer au jeu.
Familière de la réduction du format, la peinture Hollandaise du 17ème siècle nous apprend que le spectateur, obligé de se pencher au-dessus de l'œuvre comme on se pencherait sur un monde miniature, renoue avec la bienveillance d'un regard d'enfant rassuré. Tout entier basculé dans l'intimité du monde, il savoure d'un regard-caresse la précision des réalisations et des textures, à la manière de « La dentelière » de Vermeer penchée sur son ouvrage. Au creuset de la maquette miniature, se cache une jouissance haptique très singulière, aux limites archaïques de la gourmandise et du contrôle sadique.
Au cœur du nœud de Möbius : la momie copte
Au détour d'un escalier, la visite modifie subitement sa logique. Jusqu'ici fluide et nomade, elle impose tout à coup un temps de silence, qui souligne que nous avons atteint le cœur giratoire d'un nœud de Möbius, centre de tous les retournements : pièce maitresse de la collection, une improbable momie copte, messagère d'un autre âge de l'humanité, nous fait face. Parfaitement conservés sous la cloche de verre, les vêtements brodés qui couvrent son corps semblent retenus dans un espace-temps, juste avant de fondre en poussière.
Contrariant l'articulation des contenants-contenus mise en œuvre jusqu'ici, la momie s'impose comme un point indépassable. Ni les jeux de l'enfance, ni les rêveries spatialisées, ni les hasards de la quête, ne peuvent répondre de cette insistance organique d'une face qui observe le présent depuis une mort millénaire. Ambassadrice de tous les morts portés en mémoire, et de toutes les morts annoncées, la momie copte de Châteauroux renvoie le visiteur à la charge d'informulable dont il est le véhicule. Sommeille dans cette salle comme le parfum traumatique du face-à-face avec la mort, pour lequel il importe à chacun de trouver un biais.
Dans le musée imaginaire de Michèle Cirès-Brigand, la momie copte fonctionne comme une sorte de noyau nucléaire, à partir duquel la logique de l'œuvre va se constituer en cocon de soie. Elle est la tête d'épingle pivotante du nœud de Möbius, pointée entre deux boucles de respiration qui ouvrent chacune l'élan sur l'infini. A ce point limite, la réponse adopte une double détente : l'une du côté des mots et des échanges prend la forme d'un film. L'autre, du côté de l'héritage paternel, suit le fil. Dans les deux cas, il s'agit de revenir d'un informulable.
Le film regroupe trois témoignages d'hommes qui, convoquant leurs liens à la tradition copte, remontent aux temps lointains de l'Egypte pharaonique. Depuis le présent éprouvé dans les dédales du musée, jusqu'au corps-objet exposé en vitrine, le spectateur est comme saisi par une déflagration des temporalités. Au mitan du parcours, les trois récits, qui déposent des mots sur cette scansion de silence, apaisent le visiteur. Il apparaît tout à coup qu'ils sont comme l'écho lointain d'autres pelotes de mots croisées ici ou là au fil du cheminement. Les textes grimés de la série des dessins calligraphiques, par exemple, présentés autour de l'installation concernant le chanteur M. Rollinat. Mais également le statut de la lecture du texte de M. Proust, dans le travail mis en place pour la résidence à La Maison Nationale des Artistes de Nogent-sur-Marne. Dans tous les cas, la langue est envisagée comme une trame, à travers laquelle se tissent tant les trous de mémoire, que les mailles reprisées, ou les morceaux de bravoures d'un auteur brodeur de mots. Une langue-palimpseste s'offre à un travail de raccommodage, à la manière d'un plastron, d'un échantillon de toile, d'un tablier de mots.
Quand les mots du père font couture
Dans le musée imaginaire de M. Cirès-Brigand, la langue-palimpseste résonne sur une autre pelote silencieuse repérable dans le dispositif même de la déambulation. Une sorte de fil d'Ariane invisible nous accompagne depuis le début qui, sans nous obliger à une trajectoire, nous permet de ne jamais nous perdre tout à fait. Fil de mémoire, fil de récit, fil qui invente le patchwork d'un monde aux frontières du singulier et du collectif, ce fil dessine la trajectoire fluide de la seconde boucle aérienne du nœud de Möbius, par laquelle on revient de la zone d'ombre.
Il apparaît tout à coup que, pousser la porte de l'atelier de Michele Cirès-Brigand, c'est faire connaissance avec le savoir-faire pertinent, constant, quasi magique, de celui qui parvient à faire tenir ensemble le disparaitre dans un assemblage toujours renouvelé, toujours bâti, toujours enveloppant. Nous avions déjà noté la trame dense du tablier de la grand-mère, dont une photographie s'est glissée dans le cabinet de curiosité. Pièce de tissus rectangulaire, sans motif et nouée à la taille : il a été permis pour un temps d'imaginer ce tablier comme modèle opératoire. Ni vêtement, ni ornement, il est la pièce de tissus laborieuse que le corps plisse et met à l'épreuve. Mais c'est moins la trame que le fil, qui règne finalement sur l'ensemble du parcours. Ce fil, qui fait autant nœud que suture, qui nous guide ou nous arrête, que nous livre les mains du père...
La jupe orange
Le musée imaginaire de M. Cirès-Brigand est placé sous les hospices d'une pièce qui irrigue l'ensemble de son tissage. Performance polymorphe, présentée tantôt dans son intégralité filmique, tantôt sous la forme d'un accompagnement photographique, "La jupe orange" fonctionne comme un point solaire structurant.
Pour sa couleur orange, tout d'abord. Une pièce de tissus satiné est posée sur l'établi, à l'horizontal, comme une carte. Sa clarté auréole la photographie témoin, à la manière de la feuille d'or des tableaux du moyen-âge qui désigne un ailleurs. Parcourant cette pièce soyeuse, les mains sages et marquées d'un père tailleur déposent patrons et tracent mesures, avec une bienveillante sérénité. La pièce de tissus est contrainte, doit se soumettre, abandonner sa virginité en se fragmentant sous la craie et les ciseaux. Puis, la magie œuvrant, un bâti émerge de la mise en pièces, appelant le corps encore absent que désigne le voile orange faisant réserve. A la manière du père de Dibutade, potier de Sycione, de mesures en coutures, les mains du père sont venues dessiner la contreforme d'un corps absent : celui, intouchable, de sa fille.
Recouverte de la « jupe orange » cousue d'or, la fille peut maintenant dérouler sa pelote d'Ariane, au fil d'une route promise à l'infini...
Stéphanie Katz, essayiste, enseignante en analyse de l'image et histoire de l'art en écoles d'art et universités